L’Homme moderne citadin qui a pris ses distances avec l’acte d’allumer le feu, a tendance à le considérer comme artificiel et toujours dangereux. Le feu a pourtant été depuis l’Antiquité utilisé pour conquérir des milieux hostiles et les transformer en terres agricoles propres à assurer la subsistance humaine.
Ainsi, Xénophon le signale et le recommande et Virgile y consacre même dix vers des Géorgiques... (1)
“Saepe etiam sterilis incendere profuit agros. Atque levem stipulam crepitantibus urere flammis..."
“Souvent aussi il a été bon d'incendier des champs stériles et de brûler le chaume léger à la flamme pétillante...”
En effet, le feu apporte la fertilisation par les cendres, diminue l’acidité du sol, mobilise certains éléments fertilisants et augmente la libération d’azote et de potasse. Enfin, il agit en tant que pesticide.
Le feu est un outil puissant. Il nécessite une maîtrise technique et une utilisation judicieuse. Au cours du temps son usage a évolué. D’un outil de conquête, il deviendra un moyen pour maintenir et enrichir les sols acquis. Les bouleversements du monde agricole à la fin du XIX e et du début du XX e siècle lui feront perdre de son importance, alors que désormais il redevient paradoxalement un outil de gestion du territoire aux multiples avantages.
Un moyen de conquête : “l’essartage”
Essart est issu du bas latin “exsart um” (défrichement). Essart désigne une terre déboisée pour être défrichée (2) . L’essartage est une technique de conquête par défrichement en milieu forestier. Elle consiste à abattre une parcelle de forêt, brûler le bois, ensemencer le terrain quelques années, avant de l’abandonner à nouveau à la forêt. C’est un des procédés les plus généralement répandus de l’agriculture ancienne. En Europe, il subsistera jusqu’au XIX e siècle.
Le défrichement de la forêt ne demande que peu de travail et se réduit à des opérations simples :
- abattage des arbres ;
- séchage du bois. Le terrain ainsi préparé s’appelle “tailhades” qui donnera “les taillades”. (3)
À côté des taillades, les “issarts” étaient des défrichements temporaires semblables mais avec une végétation plus basse : arbousiers, lentisques, bruyères...
• débitage et étalage du bois ;
• brûlage ;
• nettoyage, mise en tas et brûlage des bois restants.
Les terrains ainsi préparés étaient très peu travaillés, parfois labourés et on les ensemençait en froment et seigle. Le rendement allait de 15 pour 1 à 5 pour 1 au moment où le terrain allait être abandonné.
La durée de mise en culture était de deux à cinq ans, suivie d’un abandon de huit à douze ans.
Pour un maintien et un enrichissement des terres : “l’écobuage”
Écobuer est une altération d'un terme dialectal de l'ouest. C'est un dérivé de “gobuis” (terre pelée où l'on met le feu), du saintongeais “gobe” (motte de terre), qui se rattache probablement au gaulois “gobbo”. Le verbe signifie “peler” (la terre) en brûlant ensuite la végétation pour fertiliser le sol avec les cendres. (4)
Les chaumes étaient souvent fauchés après la moisson, pour être utilisés comme litière pour les bestiaux. Ce qu’il en restait était en- suite plus ou moins détruit par le pâturage. Si l’on voulait ressemer à l’automne ou au printemps qui suivait immédiatement, c'est-à- dire sans jachère, le moyen le plus commode était le brûlis à feu courant. Il avait donc lieu à la fin de septembre ou dans les premiers jours d’octobre quand la pâture avait été épuisée. Il s’agit d’une véritable pratique agricole.
Cette technique perdurera jusqu’aux années 1930 où les landes à kermès sont brûlées régulièrement par les bergers. Entre les deux guerres, les usages changent et suivent les nouvelles orientations forestières qui veulent que les sites naturels et les paysages soient protégés : il sera mis un terme progressif à l’écobuage par la loi. Il disparaîtra dans les années 1970-1980, avec la diminution drastique de l’activité pastorale.
Ce type de brûlage avait donc pour but d’éliminer rapidement plusieurs éléments nuisibles : les chaumes eux-mêmes et leurs parasites, les "mauvaises" herbes, et enfin les insectes afin de permettre une remise en culture immédiate.
Quand la nature du terrain ne permettait pas le feu courant, comme dans le cas de champs divisés en plates-bandes que séparent des rangées de vignes ou d’oliviers, des “fourneaux” étaient constitués avec les mottes de terre qui étaient calcinées par le feu puis dispersées.
Vers une évolution de ces techniques ancestrales
Au cours du XX e siècle, la déprise agricole vide les campagnes, ce qui induit friches et embroussaillement. Les risques d’incendie sont alors accrus. Cette vulnérabilité au feu a rendu dangereuse l’utilisation de méthodes ancestrales.
Afin de se démarquer de vieux clichés, comme le berger incendiaire, et de donner une connotation plus professionnelle à l’usage du feu, deux nouvelles dénominations ont vu le jour pour ces pratiques. On parlera désormais de “brûlage pastoral” et de “brûlage dirigé”. On tentera de remplacer des savoir-faire traditionnels, ou plus ou moins improvisés, par des méthodes plus techniques et raisonnées.
Un modèle écologique paysan : “le brûlage pastoral”
Il s’agit d’incinération de végétaux sur pied ou coupés, réalisée par les agriculteurs ou éleveurs eux-mêmes sur des surfaces limitées. Cette incinération est maîtrisée et contrôlée par une ou plusieurs personnes sans moyen de lutte particulier.
Le brûlage assure deux fonctions essentielles : contenir les ligneux* et permettre le renouvellement de l’herbe pour restituer un espace destiné aux pâtures. Il permet un maintien des milieux ouverts et une amélioration de la flore et de la faune. Il se pratique en période hivernale car la
végétation est sèche, avec une périodicité de trois à cinq ans.
L’administration forestière ayant disqualifié les pratiques pastorales traditionnelles, il en a résulté une pratique de “désobéissance adroite” avec une altération et une perte de technicité de la pratique du brûlage. Celui-ci nécessite pourtant une grande expérience intégrant une connaissance du milieu naturel, de la topographie, du régime des vents...
Désormais prise dans un contexte de réhabilitation écologique du feu, cette technique suscite l’intérêt des chercheurs et des gestionnaires. Le feu se présente donc à nouveau comme un outil au service de la garrigue.
Vers une technique adaptée : "le brûlage dirigé"
Cette technique puise ses origines dans les pratiques ancestrales mais elle est adaptée pour devenir un outil moderne de contrôle du combustible pour la prévention des incendies de forêt. Le feu est considéré comme un opérateur écologique au service de la biodiversité.
On peut définir cette technique comme la conduite du feu de façon planifiée et contrôlée sur tout ou partie d’un territoire, et en toute sécurité pour les espaces limitrophes. Elle est mise en œuvre par des équipes spécialisées aux compétences reconnues et elle peut être accompagnée de moyens de lutte importants, elle est devenue une affaire de spécialistes.
Elle offre l’avantage d’être plus économique et efficace que des moyens mécaniques et connaît un développement constant. Mais elle nécessite un savoir-faire qui s’appuie sur la connaissance de différents éléments : la prévention des risques d’échappement, la gestion des contraintes écologiques, paysagères, sociologiques et de sécurité. Cette technique doit donc répondre à des procédures administratives bien spécifiques et implique une formation des intervenants.
Brûlage et incendie
Les conséquences du brûlage et de l’incendie sont très différentes. Le brûlage dirigé réduit l’embroussaillement tout en préservant le tapis herbacé alors que l’incendie retarde durablement la repousse. La saison est aussi un para- mètre important qui caractérise les effets du feu et du brûlage et leur impact sur le milieu.
Les brûlages d’hiver sont volontaires et sont effectués alors que la végétation est au repos. Cela permet au sol de n’être exposé sans couvert que quelques mois en attendant la nouvelle repousse.
Les incendies sont involontaires et se produisent en général en été : le sol dénudé reste donc exposé plus longtemps aux risques de ruissellement, d’autant plus que les précipitations importantes surviennent en automne.
"Le feu est un bon serviteur mais un mauvais maître"
Alors que l’évocation d’une garrigue incendiée inspire aux médias des commentaires catastrophistes, force est de constater que ce milieu n’est en fait que le produit de l’activité de l’Homme, et que son principal outil pour arriver à ce résultat est le feu qu’il sut maîtriser. La toponymie témoigne de ces usages qui ont marqué le territoire. Que l’archaïsme qui entache cette technique puisse être évacué, et que sa maîtrise puisse à nouveau être réappropriée permettrait de disposer d’un instrument naturel efficace pour assurer à la garrigue, “sa protection” et sa “pérennité”. Juste retour des choses ?
1. Géorgiques, Livre 1, 71-99.
2. On trouve les lieux-dits “Issarts” sur les communes gardoises de Brouzet-lès-Quissac, Monteils, Saint-Privat-des-Vieux... et héraultaises de Saint-Jean-de-Fos, Saint-Martin-de-Londres...
3. On trouve les lieux-dits “Taillade” sur les communes gardoises de Les Plans, Les Mages, Mons, Monteils... et héraultaises d’Argelliers, Causse-de-la-Selle, Ferrières-les-Verreries, La Boissière, Notre-Dame-de-Londres...
4. La toponymie marque également cet usage. On retrouvera les formes locales de “usclade” sur les communes gardoises de Combas, Saint-Privat-des-Vieux... et héraultaises de Causse-de-la-Selle, Gorniès, Villeveyrac... et de “la crémade”, dans le Gard : Aubussargues, Saint-Jean-du-Gard... dans l’Hérault : Castelnau-de-Guers...