La garrigue-saltus des Temps modernes



Auteur : Elie Pelaquier
Date : novembre 2013

La prégnance du système agro-sylvo- pastoral

À l’époque moderne, la garrigue (XVI- XVIII e siècles), dans son sens large de saltus-sylva (parcours et forêts) méditerranéen, ne peut être considérée sans que ne soient examinées ses relations avec la plaine cultivée, l’ager, dont elle constitue le complément indispensable. Il n’est qu’à voir la forme prise dès la fin du Moyen Âge par les territoires de la plupart des communautés villageoises dont a hérité la période sans grande modification : fixés dès les XIII-XIV e siècles, les équilibres démographiques et le maillage paroissial n'évoluent guère jusqu'au XIX e siècle. Seule modification dans le paysage humain, une nouvelle génération de mas apparue aux XVI-XVII e siècle, contribue à densifier le maillage de l'habitat intercalaire. L'emprise des finages * villageois s’étend en partie sur la plaine, en partie sur les collines, prenant la forme de bandes allongées perpendiculaires à la limite de l’affleurement calcaire, de tranches rayonnant autour d’un massif ou au contraire d’une doline entourée de plateaux. Ce découpage rend clairement compte de la complémentarité structurelle de deux modalités de production. Si la plaine est dévolue pour l’essentiel à l’agriculture et la garrigue consacrée en priorité à l’exploitation forestière dans sa partie boisée, à la pâture dans sa partie la plus dégradée, plaine et garrigue sont indissociables au sein du système agro-pastoral.

La garrigue ressource

Cette dualité offre une vision schématique car nombre de liens rapprochent les deux espaces. En premier lieu, les troupeaux bénéficient de la vaine pâture * dans la plaine en parcourant les chaumes à la fin de l'été, en automne et au début de l'hiver, après la moisson ou la jachère qu’ils contribuent à amender. Puis ils gagnent les hauteurs au printemps quand les récoltes sont sur pied. De plus, les villageois trouvent dans la garrigue haute une multitude de ressources : le bois nécessaire à la charpente ou à la fabrication de l'outillage, celui qu’ils destinent au chauffage et à la cuisson du pain. Ce sont là les objets très disputés des droits de lignerage * auxquels s’ajoute le droit de chasse, chèrement conquis au cours des siècles sur les seigneurs, qui restaient propriétaires éminents de la plupart des espaces vacants. Le droit d’ouverture, c’est-à-dire de défrichage, est également reconnu aux habitants du village et souvent pratiqué à des fins de culture temporaire, que parfois et tardivement on parviendra à pérenniser.
La garrigue ce sont aussi les profits de la cueillette, salades et fruits sauvages, champignons, herbes aromatiques et médicinales. La glandée engraisseuse de porcs, l’exploitation du Buis pour la litière complètent ce tableau des usages sylvestres. Enfin, il convient d'accorder leur juste place aux activités artisanales fondamentales que sont la fabrication de la chaux, des tuiles, ou encore la verrerie qui nécessitent calcaire, argile et sable, et de grandes quantités de bois. Pratiquée depuis le Moyen Âge, l’exploitation du bois de chauffage à des fins commerciales, souvent à destination de la ville, en vient à menacer la repousse et se trouve réglementée par l’administration des Eaux-et-Forêts lorsqu'elle met en coupe réglée les forêts communales. Ce découpage prévoit toujours un “quart du roi” destiné à la construction de navires, souvent abandonné aux communautés car le Chêne vert se prêtait difficilement à la charpenterie de marine.
Ainsi c’est toute une société qui vit de la garrigue : pastres précédant leurs brebis ou la porcayrada, troupeau des porcs du village, fournilliers ramassant le petit bois pour le four banal ou communal, chaufourniers, tuilissiers et verriers installés pour quelques mois dans une cabane auprès de leur four jusqu’à ce que, le bois venant à manquer, ils aillent exploiter d’autres espaces. On y trouve encore les bouscatiers * affairés auprès de leur charbonnière, les chasseurs et braconniers poursuivant le gibier et même les bandits se cachant avant d’attaquer les passants sur les sentiers qui parcourent les bois, le plus court chemin d’un village à l’autre.

Des conflits d'usage et de propriété

Loin pourtant d’être un espace égalitaire et ouvert à tous, la garrigue est traversée de tensions et soumise à des rapports de force parfois générateurs de violences. En premier lieu, les propriétaires de troupeaux ne peuvent conduire au pâturage communal le nombre de bêtes qu'ils souhaiteraient. Ils doivent en aligner le nombre sur leur capacité contributive, elle-même directement liée à leur patrimoine foncier. Or, la répartition de ce patrimoine ne cesse au cours du temps de devenir plus inégalitaire : un petit nombre de coqs de village, que les documents fiscaux nomment les principaux habitants, s’empare progressivement des bonnes terres, acquérant ainsi le droit d’entretenir de solides troupeaux, alors que la masse des travailleurs exploitant d’étroits lopins finit par ne même plus pouvoir posséder de bêtes. Les ouvertures obéissent aux mêmes règles : loin de permettre un rééquilibrage des moyens d’existence des plus faibles aux dépens des biens communs, les défrichements profitent surtout aux plus puissants, qui tendent par ce moyen à arrondir leurs domaines autour des mas ou de leurs métairies s'ils résident au village. Enfin, les enchères des coupes de bois organisées par les communautés échoient le plus souvent à des entrepreneurs qui les sous-traitent à de modestes bûcherons moyennant un solide profit.

Une surexploitation des ressources

L’ensemble de ces usages amène à une surexploitation des ressources. Les habitants eux-mêmes en ont conscience et se plaignent des dégâts causés par le surpâturage et les coupes à blanc, de l’érosion due aux défrichements des pentes, des incendies allumés par les pâtres. Aussi, ces pratiques sont-elles strictement réglementées par les statuts communaux et les délibérations des communautés, et les consuls veillent au grain, aidés de leurs gardes-bois et de leurs gardes-terres. Les contrevenants sont pignorés (on leur confisque leur bétail) ou mis à l’amende au profit de la communauté ou du bien des pauvres. Les défricheurs sont astreints à faire inscrire leur lopin sur le compoix * ou cadastre communal pour en payer l’impôt. Ces attitudes contraignantes n’empêchent pas, cependant, une certaine souplesse au gré des alliances de circonstance entre intérêts habituellement divergents. Les gros propriétaires tancent souvent les misérables qui volent un fagot de bois mais il arrive aussi, quand cela les arrange, qu’ils défendent les droits de la collectivité contre de plus gros prédateurs. Ainsi, à Saint-Victor-de-la-Coste (Gard), le fermier du seigneur lui-même se voit interdire de défricher dans la “montagne”, et pour la dépaissance * du troupeau de son maître il doit se conduire “comme un du peuple”.

Une exploitation liée à la pression démographique

Certes, ce tableau n’est en rien immobile. Les calamités du Bas Moyen Âge (guerres, peste...) avaient conduit à l’abandon complet de pans entiers de bois, parmi les plus éloignés des villages. Le début de l’époque Moderne a vu leur reconquête sous l'effet de la reprise démographique, puis le petit âge glaciaire de la fin du XVII e siècle les a conduits à un nouvel étiage *, avant l’exploitation généralisée de la fin de l’Ancien Régime. La Révolution, en prônant le partage des communaux *, a paru briser ce cycle pluriséculier mais, bien souvent, les communautés ont résisté à cette mesure qui leur paraissait trop engager leur avenir, car hors des usages dont profitaient les habitants, elles tiraient de la mise aux enchères du bois ou des pâtures des profits considérables. Ainsi au XVIII e siècle, certaines d’entre elles pouvaient payer entièrement les impositions royales sans qu’aucune charge fiscale ne pèse plus sur les habitants. À la fin du XIX e siècle, beaucoup utilisèrent cette manne pour investir dans l’équipement communal : construction d'une usine à gaz à Puéchabon en 1883, adduction d’eau à Saint-Victor-la-Coste dès 1888.

Un lieu de fantasmes et de légendes

  • Au-delà de ces considérations utilitaires, la garrigue a toujours été, surtout dans sa partie la plus boisée, un lieu de fantasme et de légendes riche d’arbres creux peuplés de farfadets, de trous sans fond où se cachent des loups-garous et de clairières propices au sabbat des sorcières, où gambade la cabre d’or... Sa toponymie, enregistrée dans les compoix et le cadastre non sans une lente déperdition de mots, témoigne des usages et des appropriations successives. Dans le paysage d’aujourd’hui, parmi les innombrables chemins, murets, enclos, fonds de cabanes, combien ne datent-ils pas de l’époque Moderne ?




Cartes et illustrations


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Bergerie

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Elevage























































































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